The Illness Narratives
Laurie Charles
CLUB CHRONOS

Pour vivre, nous dit Johanna Hedva dans son dernier livre How To Tell When We Will Die: On Pain, Disability, and Doom, « nous nous racontons des histoires qui n’incluent pas la maladie. Dans ces histoires, l’essence de la vie est faite de décisions, d’actions, de détermination et de courage, et non de moments où nous avons dû annuler des projets parce que la douleur nous enveloppait comme un nuage, où nous nous sommes agrippés au bord du lit à cause de la nausée, où nous nous sommes pliés en deux parce que notre corps suintait de la crasse. Ce que je veux savoir dit-elle, c’est ce qui se passe lorsque les histoires que nous nous racontons pour nous plaire sont obligées d’inclure la maladie, le handicap et tous les mots qui les accompagnent. » Johanna Hedva, How To Tell When We Will Die: On Pain, Disability, and Doom, éditions Zando, 2024, traduction que j’ai réalisée dans le cadre de l’écriture de ce texte Jo Spence, photographe et activiste britannique que je connais surtout pour ses autoportraits sur son propre combat contre le cancer du sein disait que la santé est le sujet le plus ennuyeux pour les gens qui vont bien.

La semaine dernière je fêtais l’anniversaire de ma polyarthrite. Elle a eu 9 ans le 10 mai. Et j’ai eu 38 ans le 12 mai. On préfère fêter nos anniversaires ensembles, pour des questions de logistique. En 2016 je suis diagnostiquée avec une maladie auto-immune, la polyarthrite rhumatoïde. Le début d’un long parcours médical et artistique, les deux étants, à partir de cette date-là, intimement lié. Par un jeu poétique, auto-immunité/auto-théorie, je sais que mon errance médicale sera liée à un nouveau champ lexical et plastique. Trouver de nouveaux mots sur ce que je peine à analyser comme une intrusion dans ma vie, de ce qui va aussi se rapprocher de mon identité, la maladie chronique.

Ce chronos qui m’a tant fait peur, ce « pour la vie » – qui m’a laissé comme un « quoi pour la vie ? ».

Là, commence un défilé haute couture de blouses blanches, un téléfilm dans les salles d’attente. Je vais de pilule en pilule, un vrai nuancier glamour de substances dissolubles dans l’organisme. Méthotrexate, un peu moins glam celui-ci. C’est à ce moment-là que débute mes 7 années pour essayer de sortir de ce traitement qui est un type de chimiothérapie à risques. 7 ans de longues recherches et de sortie du schéma médical pour des alternatives sans risques mais sans véritables effets sur la dégradation de mes articulations. Un texte qui m’a pas mal accompagné car iel est artiste et avait le même âge que moi au moment où iel est tombé malade c’est le texte de Carolyn Lazard « Comment être une personne à l’ère de l’auto-immunité ». Son parcours de recherche sur le corps et sa compréhension hors du chemin imposé par le monde médical semblait similaire au mien. Iel écrit : «La nature supposément chronique des maladies m’a amenée à chercher d’autres options, et en définitive une vision plus holistique du corps. Depuis mon lit d’hôpital, je faisais des recherches avec mon smartphone sur les traitements alternatifs et parcourais les forums consacrés à la maladie de Crohn. Mes médecins me disaient que beaucoup de fausses informations circulent sur le web. C’est vrai, mais je voulais entendre ce que les gens qui vivaient réellement avec la maladie avaient à dire, plutôt que les conseils de ceux qui ne faisaient que l’étudier. » Carolyn Lazard, Comment être une personne à l’ère de l’auto-immunité, traduction Cyril Le Roy, disponible sur le site de crashroom (https://crashroom.ooo/2024/04/22/comment-etre-une-personne-a-lere-de-lauto-immunite/) traduction réalisée dans le cadre de l’exposition collective « Anticorps » conçue par l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo en 2020

J’avance avec l’idée que oui je vais devoir trouver de nouvelles narrations à celles écrites par le monde biomédical qui semble vouloir me réduire à quelques mots, quelques graphiques, quelques images à résonance magnétique. Pour moi c’est une urgence : il faut ajouter de nouveaux récits à ceux racontés par la société capacitiste et productiviste : une histoire normative et oppressive des corps. Les récits personnels sont des lieux de résistance, des espaces intimes et politiques. Ces narrations seront avant tout visuelles, mais aussi peuplées de textes d’alli.é.es, d’auto pathographies (écrire l’histoire de sa maladie) et de narrations subjectives que je découvre petit à petit pendant mon cheminement. Je me crée ma bibliographie et celle-ci offre déjà des récits complémentaires, des pistes d’évasion.

Je relisais il y a quelques jours mon dossier médical depuis 2016, et il me semblait que mon histoire était en effet écrite dans le dialecte des docteurs fait d’abréviations obscures, disciples d’Hippocrate en robe blanche. Sur un rapport médical était inscrit : Histoire de la maladie, et s’en suivait une sorte de transcription d’une conversation que j’avais eu avec le docteur. Après la fin du paragraphe l’histoire continuait avec « Sur le plan alimentaire, elle explique suivre un régime « paléo » depuis trois ans avec beaucoup de viande et pas de céréale. » Et puis le paragraphe suivant enfin l’avis clinique … Cliniquement le poids est … Tension artérielle à … bref. Peut-être que mon histoire s’écrivait-elle donc déjà dans leur langue et me dépossédait de la mienne. Il était temps de peindre et d’écrire mon récit à moi. Alina Popa, artiste roumaine décédée en 2019 d’une maladie incurable a écrit un ouvrage en anglais que je traduis ici « La maladie comme un projet esthétique ». Elle écrit : « Le corps est réel mais ce que nous en pensons est une fiction. La vision médicale est une fiction qui nous est imposée par la modernité et le capitalisme, c’est une fiction parfaitement consensuelle. La façon dont on considère le corps, dont on le nomme détermine la façon dont on agit sur lui et la façon dont il agit en retour. Nous sommes libres et le corps appelle à des fictions individuelles, des fictions qui lui donnent confiance et liberté. … Je déteste que les médecins annulent mon poème avec leurs mots d’ordre. Le corps réclame un autre langage. Il faut entrer dans l’inconnu. Il crie haut et fort à travers les symptômes qu’il doit revenir poésie et non théorie. » Alina Popa, Disease as an aesthetic project, texte publié dans le recueil Square of Will in Square of Love – Texts, Notes, Drawings, édité par Florin Flueras, punch éditions, 2019, traduction que j’ai réalisée dans le cadre de l’écriture de ce texte

J’étais tiraillée par des flux constants d’inflammation et d’hypersensibilité. L’inflammation se balade dans le corps, remontant jusqu’au cerveau. L’inflammation est un fléau contemporain, bien que ce soit un phénomène qui a toujours existé, le monde est devenu un haut lieu inflammatoire. L’inflammation est d’abord un phénomène de réparation, c’est un mécanisme du corps pour se guérir lui-même. Mais dans la maladie auto-immune le système immunitaire est dysfonctionnel, la production d’anticorps est dirigée contre soi.  Rupa Marya and Raj Patel dans leur livre Inflamed: Deep Medicine and the Anatomy of Injustice s’adressent à nous dans ces termes : « Votre corps est enflammé. Si vous ne l’avez pas encore ressenti, vous ou l’un de vos proches le ressentirez bientôt. Votre corps fait partie d’une société enflammée. La planète est enflammée. Des records de température mondiale sont battus, les incendies de forêt sont passés d’annuels à pérennes, le niveau des océans monte et les tempêtes sont devenues plus fortes et plus intenses. C’est l’ère du feu sans fin. Les destructions humaines déchirent la toile de la vie, détruisent le réseau de relations entre les organismes et les lieux où nous sommes ancrés. L’inflammation est un processus biologique, social, économique et écologique, qui se croisent et dont les contours ont été façonnés par le monde moderne. » Rupa Marya et Raj Patel, Inflamed: Deep Medicine and the Anatomy of Injustice, éditions Picador USA, 2022, traduction que j’ai réalisée dans le cadre de l’écriture de ce texte

Pendant deux ans j’ai passé la plupart de mon temps au lit, sans pouvoir trop marcher ; Carolyn Lazard raconte la même expérience que moi en effet miroir. Iel dit: « C’était une deuxième crise, et il allait y en avoir beaucoup d’autres. L’histoire continue ainsi, faite de fatigue permanente et de malaises, ponctuée de crises brèves mais très aiguës et d’hospitalisations. Pendant deux ans, j’ai passé la plus grande partie de mon temps allongée dans un lit. » Carolyn Lazard, Comment être une personne à l’ère de l’auto-immunité, traduction Cyril Le Roy, disponible sur le site de crashroom (https://crashroom.ooo/2024/04/22/comment-etre-une-personne-a-lere-de-lauto-immunite/) traduction réalisée dans le cadre de l’exposition collective « Anticorps » conçue par l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo en 2020

Quand on aborde les narrations de la maladie, c’est souvent depuis le lit, ou c’est souvent en considérant l’espace du lit comme politique – seul espace ou notre résistance contre le capitalisme fait rage en silence. Nos silences ne nous protégerons pas avait dit Lorde, pourtant c’est en silence dans notre lit que notre corps se bat et existe. Cette horizontalité est notre condition de relation au monde. Dans son livre Ill feelings, Alice Hatrick nous parle de la Sickroom, la chambre de malade et nous parle depuis son lit. « Le lit n’est pas seulement le lieu où l’on est confiné lorsqu’on est malade, où l’on ressent ces sensations envahir son corps, frappé par une série de petits maux. Le repos au lit est libérateur. La maladie permet de s’éloigner de l’armée des vertueux et des idéologies des bien-portants. » Alice Hattrick, Ill feelings, éditions Feminist Press, 2022, traduction que j’ai réalisée dans le cadre de l’écriture de ce texte Anne Boyer, elle pense le lit comme un espace tragique car il est aussi bien le lieu de l’amour, que celui de la mort. « Il n’y a pas de meuble plus tragique qu’un lit, cette façon qu’il a d’être déclassé d’un coup, de lieu ou on fait l’amour à celui où l’on pourrait mourir. Dans la vie verticale, quand vous allez bien ou relativement bien, et que vous pouvez vous mouvoir en faisant semblant de l’être, le sommet de votre crâne est l’espace qui touche les cieux. » Anne Boyer, Celles qui ne meurent pas, éditions Grasset, 2022, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy La vie verticale est donc celle qui est adressée au gens en bonne santé et la vie horizontale aux autres, aux déviant.es, aux malades à celleux qui sortent de la norme. Johanna Hedva dans son essai Sick Woman Theory devenu une référence dans le genre des Sick Narratives pose la question de l’activisme depuis le lit, comment participer aux manifestations si nous sommes cloués au lit. « J’écoutais donc l’écho des marches de protestations qui montait jusqu’à ma fenêtre. Clou.é.e à mon lit, l’ai levé mon poing de femme malade, par solidarité. J’ai commencé alors à réfléchir aux modes de protestations possibles pour les individus malades. Il me semblait que de nombreuses personnes à qui s’adressaient les revendications du Black Live Matter n’étaient pas en mesure de participer aux marches, qu’elles soient bloquées au travail effrayées par la menace d’un licenciement ou d’une incarcération si elles se rendaient aux manifestations et bien sûr, apeurées par la brutalité des violences policières – mais également en raison d’une maladie ou d’un handicap. Je pensais à tous ces corps invisibles, à tous ces poings levés, qui restaient cachés, hors de vue. » Johanna Hedva, Sick Woman Theory, 2016, initialement publié dans le magazine Mask, traduction Chloé Peyronnet

Club chronos. Ce serait le nom que je donnerais à mon club mensuel formé autour d’une communauté de patient.es toustes atteintes de diverses maladies chroniques et invisibles. Nous nous réunirions un dimanche par mois sur de gros coussins à empruntes de formes pour essayer ensemble de se raconter, de trouver les mots, de les inventer.

Club chronos ne serait pas financé par une boîte pharmaceutique. Club chronos serait auto financée par ses membres. Club chronos serait un club médicamenté à base de recettes de nos grand-mères, pourtant il ne se limiterait pas à vénérer les déesses des plantes et celle de la nature car une bonne petite pilule chimique à parfois ses avantages. Club chronos évoque le temps, ce temps de la maladie hors des horloges qui devient une expérience unique, dans une sphère parallèle.

En ce moment je vous écris donc depuis mon lit car je suis trop fatiguée pour tenir sur une chaise. Il y a dix ans j’habitais dans une grande maison communautaire, quai des charbonnages à Bruxelles. J’ai toujours été fatiguée même avant d’avoir une maladie chronique. Un jour une énergéticienne qui agitait ses pendules au-dessus de mon buste et dont je doute encore des méthodes m’a dit que je dégageais très peu d’énergie. Le lit a toujours été un lieu important ou je passais du temps à allonger mon corps. Il était cependant déchargé d’une emprunte dramatique qu’il allait porter par la suite quand il deviendrait mon lit de malade. A cette époque l’existence était une fête et j’aimais la vie mondaine qu’offrait le monde de l’art et sortais couramment. Un jour que nous étions censé sortir ensemble avec mes colocataires, je faisais comme à mon habitude une sieste. Quand mes iels sont venus me chercher, j’ai ouvert la couverture pour sortir du lit. J’étais littéralement habillée pour sortir, affublées d’une robe et d’un manteau, à mes pieds des talons aux volumes excentriques et à la hauteur démesurée et trop maquillée. Comme dans un film hollywoodien, j’étais impeccablement prête, sans trace du sommeil. Je ne me rappelle pas cependant que la femme qui se réveille impeccablement maquillée dans les films, se lève avec ses chaussures. Cette anecdote m’a longtemps poursuivi. J’aime toujours secrètement l’idée de se préparer pour aller au lit.

Quand nos corps fatigués, non-exploitables comme force de travail, sorties de la sphère du capital, s’indigneront librement d’une précarité et d’un avenir fantôme. Nos avenirs fantômes ce sont nos corps errant dans nos appartements, nos espaces domestiques, nos corps sortis de leurs corps sociaux et productivistes. Dans nos appartements vides ou la chambre prend toutes ses fonctions. Le reste des pièces alors vidé de ses attributs devient un décor ou la poussière s’installe, petit à petit. Je voulais écrire une histoire du lit et de la fatigue. Anne Boyer dit que l’émancipation par l’écriture et la pensée est un projet collectif. J’ai rassemblé toutes ces narrations parce que je pense aussi que c’est par ces écritures que l’émancipation du discours médical sur le corps est possible. Par la repossession de nos corps au travers des multiples écritures de nos histoires.

Je termine sur les mots de Johanna Hedva : « une fois que nous serons tous et toutes malades, confinés à note lit, à partager nos histoires de thérapie et de réconfort, à former des groupes de soutien, à témoigner des récits de traumatismes vécus par les uns et les autres, à privilégier le soin et l’amour, pour nos corps malades, douloureux, couteux, sensibles et fantastiques, lorsqu’il n’y aura plus personne pour aller travailler alors enfin, peut-être le capitalisme hurlera à sa putain de fin glorieuse, si nécessaire et qui n’a que trop tardé. » Johanna Hedva, How To Tell When We Will Die: On Pain, Disability, and Doom, éditions Zando, 2024, traduction que j’ai réalisée dans le cadre de l’écriture de ce texte